Branco pasolinien
Pas de critique en fait, cette fois-ci. Les deux premières parties du livre développent une analyse précise (comme toujours), mais sans rien de nouveau par rapport aux précédents ouvrages, notamment...
le 22 avr. 2023
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Rien ne va, plus rien ne va pour vivre comme un homme droit !
Plus rien ne va pour vivre comme un homme doit !
Vladimir Vyssotski, « Rien ne va, plus rien ne va »
On ne comprendra pleinement la chanson de Vyssotski et la tragédie que ses mots impliquent qu’à la lecture du roman protéiforme de Zinoviev, d’après qui l’« ineptie anhistorique » (p. 7) qu’est la société communiste, par le fait même d’avoir nié son histoire, a rendu impossible de vivre comme un homme droit. En effet, la négation de l’histoire est aussi une négation de tout ce qui fait obstacle aux instincts primaires. Car l’histoire d’une société, c’est son progrès ; et ce qu’apporte le progrès (1) , ce sont des institutions : la morale, la religion, le droit, etc., restreignant l’empire de l’instinct animal de conservation qui, n’en déplaise à Rousseau, domine l’homme naturel. Sans ces institutions, restent les règles de l’instinct qui, du moment que plusieurs individus ou groupes d’individus se réunissent, sont nommées lois sociales par Zinoviev. Ces lois peuvent se résumer à deux axiomes : renforcer sa position sociale et affaiblir celle d’autrui. Une fois ces lois sociales admises, tout devient clair, et ce qui, à un esprit sain, paraît inefficace et dangereux, prend un aspect tout à fait logique.
Et ce sont donc ces axiomes, sans frein aucun, qui déterminent toutes les relations sociales au sein de la Russie soviétique ; il est possible d’en déduire le comportement de tous les individus ou groupes qui y sont soumis. Aussi, nul besoin de considérations psychologiques : les intentions n’ont pas leur place dans le déroulement des choses, ne jouent aucun rôle, n’existent tout simplement pas, la société se résumant à « une énorme quantité d’alvéoles reliées entre elles et réalisant certaines opérations indépendamment de toute présence humaine en elles ». (p. 59) Chacun fait ce qu’il doit faire pour conserver ou améliorer sa position sociale et affaiblir celle des autres ou, tout du moins, les empêcher de la renforcer. Les individus qui arrivent au pouvoir sont donc nécessairement les plus incompétents et les plus bêtes, puisque ceux dotés d’un quelconque talent, effrayant leurs supérieurs hiérarchiques et leurs collègues, sont entravés, dénoncés, calomniés, mis au rebut. Il n’est pas jusqu’aux arrivistes qui doivent se méfier de démontrer trop de capacités à arriver, sous peine de susciter également la méfiance des chefs et des collègues : un crétin qui arriverait trop bien risquant de passer pour intelligent, la médiocrité est de mise dans tous les domaines pour se faire bien voir du médiocre pouvoir et ne pas susciter la hargne des autres médiocres qui y prétendent.
Le pouvoir également a pour unique but d’asseoir sa position, c’est pourquoi il ne cherche en rien à améliorer la société : collusion et corruption ont cours tant que l’opinion publique s’en accommode : « L’État lutte contre les défauts, mais il ne le fait pas au nom de quelque considération idéale et supérieure, mais uniquement dans la mesure où il est contraint de le faire et où il a quelque chose à y gagner. Il agit donc en harmonie complète avec les lois de la société, en tant qu’instrument de la justice sociale et non de défense des humiliés et offensés. » (p. 40) Oui, s’il est un fait certain, c’est bien que les hommes de pouvoir n’ont cure de l’État, raison pour laquelle ils étouffent dans l’œuf tout talent artistique ou autre qui augmenterait à l’étranger le prestige de la nation : « Ce qui existe, ce sont les intérêts de catégories de personnes bien précises qu’elles déguisent en intérêts d’État. En fait, ces gens n’ont absolument rien à fiche de l’État. Ils ne pensent qu’à eux. […] Quant à vous [les artistes de talent qui rayonnez à l’étranger], il est admis une fois pour toutes que vous ne pensez qu’à vous. Il n’y a qu’eux qui pensent à l’État, eux qui sont ses représentants authentiques et les défenseurs de ses intérêts. » (pp. 75-76) Conséquence d’un tel comportement à l’égard de tout ce qui menace sa position sociale, le droit est contourné : procès d’intention et expertises commanditées par l’exécutif ont lieu sans motif juridique aucun. (2)
Quant à l’intelligentsia dont c’est en principe le rôle de critiquer l’ordre existant, inutile de préciser qu’elle fait tout pour le pérenniser, puisqu’aussi bien elle en dépend. Ainsi les parents de la haute placent-ils leurs enfants dans des clubs et écoles spécialisées, la sélection ne s’opérant pas en fonction des enfants mais des « parents les plus capables » (p. 125), ensuite de quoi les enfants sont instruits pour rentrer dans le moule de la société, si bien qu’au sortir de l’école, ils « savent déjà sculpter et peindre les chefs » (ibid.) et peuvent commencer à recevoir « des commandes, des prix, des titres honorifiques, des appartements, des sièges dans les conseils, les commissions et les académies » (ibid.), en un mot : « ils gâchent leur vie » (ibid.). Une fois installés, les membres de cette élite formatée font preuve d’une étonnant solidarité, « mais seulement entre les producteurs de merde » (p. 58). Tout talent véritable se voit barrer les portes : le risque est trop grand, pour les autres, de voir leur nullité et leur rapacité révélées au grand jour, donc leur position sociale fortement menacée. C’est pourquoi, dans l’art et dans tous les autres domaines, talent et intelligence sont punis. Le traitement d’un individu dépendant de sa position sociale, un scientifique de talent aura le même salaire que son collègue fainéant, idiot et arriviste – du moins pour un temps, puisque ce collègue, du fait qu’il ne menace en rien l’ordre établi, montera en grade et aura ainsi accès à des privilèges de plus en plus conséquents. Si bien qu’en fin de compte apparaît progressiste l’idée d’inégalité : « La seule solution est de restaurer une juste inégalité en créant les conditions d’une promotion sociale des individus qui se ferait en fonction de leurs capacités personnelles. » (3) (p. 303)
Mais que peut une telle idée dans le marasme d’un peuple soumis aux lois sociales ? Des dissidents voient le jour pourtant, à l’occasion du « désarroi » provoqué par le discours de Khrouchtchev sur la répression stalinienne. Les bagnes ferment ; en sortent des hommes en colère qui trouvent en Soljenitsyne un magnifique porte-parole. Mais ce prophète, tout courageux qu’il soit (et Zinoviev ne disconvient en aucune façon de son honnêteté et de sa force), ne comprend pas tout. Il se préoccupe, dans son œuvre littéraire, des camps de concentration – comment ne le pourrait-il pas ? Seulement voilà : les camps, c’était sous Staline, et Soljenitsyne, nous dit Zinoviev, a les yeux rivés sur un passé révolu. Zinoviev ose cette déclaration scandaleuse : « Les camps auraient pu ne pas exister. » (p. 326) Ce n’est pas l’essence du socialisme soviétique. Soljenitsyne dénonce un pouvoir coercitif se maintenant par la terreur, mais ce ne sont pas que des innocents qui ont été fusillés ou envoyés au goulag : combien de bourreaux, combien qui étaient dans le camp même des révolutionnaires, combien d’arrivistes qui ont simplement échoué et se sont retrouvés parmi les vaincus mais eussent voulu être des vainqueurs ? Et ce n’est pas pour rien que quand la répression s’est adoucie, l’oppression s’est maintenue : si le communisme avait été imposé au peuple, la fin de la coercition aurait signé celle de l’idéologie. Or cette dernière a perduré, car elle est « un produit organique de cette société » (p. 399) : « Le problème, c’est que l’écrasante majorité des gens ne put rien faire d’autre, parce qu’elle n’en ressentait nullement le besoin. Ainsi il apparut de toute évidence que l’écrasante majorité des gens […] s’en tenaient à l’idéologie officielle sous la forme qui leur appartenait et qu’ils consommaient. Elle arrangeait presque tout le monde. » (p. 169) L’oppression ne vient pas du pouvoir, mais de tous ; elle est un fait banal : « L’horreur de notre existence réside dans les dimensions grandioses et le caractère inévitable de l’insignifiance. » (p. 316) L’horreur typique du communisme soviétique se manifeste, non pas dans les camps de concentration, mais dans le quotidien des réunions où voisins, collègues et amis n’hésitent pas à se dénoncer et se calomnier, sous le couvert hypocrite de la bienveillance, pour affermir leur position et affaiblir celle d’autrui, « par peur ou dans l’espoir d’avoir des miettes » (p. 40). Les pires tyrans sont les collègues, pas les patrons. « Si l’on est marqué du sceau de l’infamie au cours d’une réunion de l’entreprise ou de l’institut, c’est la fin. Or, c’est ce qui arrive toujours normalement, à la propre initiative de la base, à moins qu’il y ait des directives contraires qui viennent d’en haut. Car, chez nous, figurez-vous, si quelqu’un de valable arrive à percer, c’est seulement s’il reçoit une protection d’en haut. » (p. 417) Mais ceux qui restent en bas de l’échelle sociale ? C’est simplement qu’ils n’ont pas réussi à s’élever, et non qu’ils ne l’ont pas voulu.
Autre manifestation de cette horreur du quotidien que Soljenitsyne ne comprend pas : la queue, la queue pour faire les courses, dans laquelle on patiente et s’énerve au lieu de réfléchir ; cela arrange bien le pouvoir, qui ne fait rien pour diminuer les queues (embaucher des gens, simplifier les procédures, etc.) ; mais à quel point cela arrange aussi ceux qui font la queue et qui n’ont pas, surtout pas, à se poser de question, à réfléchir à leurs responsabilités. Car les opprimés n’ont pas besoin des puissants pour se dissimuler la vérité qui « les humilie et les afflige » (p. 252). En effet : « De nos jours, la peur de la vérité n’est pas une peur de l’inconnu, mais une peur de quelque chose qu’on connaît très bien. Les gens ont peur d’eux-mêmes parce qu’ils savent qui ils sont. » (ibid.) Ils sont : des arrivistes et des hypocrites, soumis aux lois sociales. C’est pourquoi « la société s’efforce de cacher et de liquider ce qu’il y a de sain en elle » (p. 236) et qui voudrait remettre la vérité à l’ordre du jour : on ne s’efforcerait pas de liquider ceux qui disent la vérité si on ne connaissait pas déjà cette vérité, et c’est parce qu’on la connaît qu’on ne veut pas l’entendre : afin de n’avoir pas, surtout pas, à changer. Mais, pire que tout : Zinoviev lui-même, en affirmant de telles choses, passe, auprès des rares dissidents, pour un agent du pouvoir : dire que les opprimés refusent de reconnaître leur collaboration revient, aux yeux des rares rebelles qui osent se dresser contre le pouvoir, à décharger les gouvernants de leurs responsabilités. Or les rebelles veulent défendre le peuple contre ses chefs. Les défenseurs du peuple font de Soljenitsyne, qui veut dédouaner les masses de leur responsabilité, leur prophète, lui donnant raison dans ses accusations qui pourtant tapent à côté de l’essence du communisme soviétique et lui permettent ainsi de perdurer.
Dès lors, si le communisme a perduré par l’oppression mutuelle et consentie de tous sur tous et non par la répression de la masse par quelques-uns, c’est dans la grisaille morne du quotidien qu’il faut chercher la véritable tragédie du communisme et non dans les camps. Cette tragédie est celle « des possibilités irréalisées » (p. 363) : chaque collaborateur du régime communiste aurait pu devenir un homme, si la société l’avait encouragé à opérer d’autres choix et qu’il ait été formé correctement par un bon professeur, indépendant de toute idéologie. Qu’est-ce qu’un homme selon Zinoviev ? C’est une personnalité, c’est-à-dire quelqu’un qui affirme, contre les lois sociales, ses propres talents d’individu, en référence à une morale qui ne dépende pas du groupe social où il se trouve, mais d’un absolu dont chaque homme a l’intuition (on sait pertinemment si ce qu’on fait est bien ou mal). L’homme qui a conscience des lois sociales et a le courage de les contrer est maître de soi. Il est le vrai résistant, bien plus que les partisans de quelque opposition que ce soit (qui, en tant qu’arrivistes, veulent tout, excepté le changement de l’ordre établi), mais plus aussi que Soljenitsyne et que les quelques rares artistes de talent qui tentent de survivre dans la société médiocre du communisme. Cette « personnalité » (p. 138), ce citoyen au sens originel et donc noble du terme, lutte pour « l’antisocial » (ibid.) (à savoir la morale, le droit, etc.) contre les lois de la société. Mais comment, dans une Matrice où tout agit selon des lois engendrant l’arrivisme et le conformisme, un individu peut-il naître qui en arrive à affirmer : « Je suis mon propre juge et ne me soucie guère de l’opinion des autres. Ma conscience est tranquille. » (p. 441) ? Devenant lui-même personnage de son roman, Zinoviev résume sa vie en vingt-quatre heures, journée durant laquelle il passe de collaborateur en puissance (4) à « personnalité », pouvant ainsi comprendre les lois de la société et donc y résister. Cette transformation s’opère à cause de la société elle-même : d’avoir vu son père déporté sans raison, sa mère trimer toute sa vie pour rien, s’être vu refuser de l’avancement par des chefs jaloux de son talent (alors que, rétrospectivement, il sait bien que si cet avancement lui avait été accordé, il serait devenu comme eux, aurait accepté de rentrer dans le jeu social de l’arrivisme et de la médiocrité), etc., tous événements qui l’ont poussé à réfléchir : la société et ses lois ont donné naissance à leur négateur. Ensuite de quoi celui-ci a rencontré quelques personnalités qui l’ont guidé sur la voie de l’indépendance jusqu’à ce qu’il devienne personnalité à son tour et puisse concevoir la réalité sur la société communiste ; jusqu’à ce qu’il puisse écrire son livre : « La parole la plus sombre et la plus véridique sur ce qu’il y [a] de plus radieux et de plus fictif au monde. » (p. 454)
Et d’avoir voulu faire le bien il s’est retrouvé seul, étant entendu que « si tu veux être un ami, tu seras un ennemi, tel est le triste sort de tout homme de bien, qui ose vouloir faire du bien » (p. 206). Alors se fait aiguë la conscience des possibilités sciemment irréalisées par des hommes ne voulant pas, surtout pas, que l’ordre établi soit changé, car de cet ordre chacun espère arriver un peu plus près du sommet. Ne reste pour le dissident que la solitude : « La solitude, c’est de rester seul dans la rue, dans une énorme ville humide, froide et endormie et de savoir qu’on ne peut plus aller nulle part » (p. 451), tant il est indésirable – tant on a peur de mettre en péril, à le côtoyer, sa situation sociale. De solitude, il en vient à prier Dieu auquel il ne croit pas, devenant « un athée croyant » (p. 453), non pas pour espérer une justice, ni même une compréhension ou une empathie, mais simplement un témoin : qu’au moins quelqu’un voie où est l’homme seul et à quoi mène la résistance aux lois sociales.
Il est vrai que, si l’émergence d’une personnalité antisociale, seule véritable adversaire de la société et pourtant résultant des lois mêmes de la société, évoque sans conteste certain Élu cinématographique pourfendeur d’une Matrice toute puissante, le dissident n’a pas, en Russie communiste, le don de voler ni d’arrêter les balles. C’est pourquoi Zinoviev ne propose aucune solution, mais simplement « un certain type de réflexion » (p. 243) ; à l’instar de Zapata qui, une fois au pouvoir, constate être devenu aussi mauvais que ceux qu’il combattait et décide donc de retourner dans le maquis pour être l’éternelle épine dans le pied de la société et en l’occurrence de ses anciens amis et alliés, l’anarchiste Zinoviev ne fait que montrer l’horreur de tout ce qui est mis en pratique, sans croire que rien qu’on mette en pratique puisse un jour être bon. Tel est son rôle de logicien. Car « l’idéologie a un concurrent, dont il n’est pas si facile de venir à bout : c’est la logique. » (p. 172)
Mais le combat logique contre l’idéologie n’est possible qu’en théorie, puisqu’en pratique la société escamote la logique par de démoniaques illusions théâtrales, précisément pour ne pas souffrir de contradiction. La société apparaît ainsi comme une gigantesque scène de théâtre où la vérité est illusoire, l’illusoire étant la seule réalité reconnue socialement : « La vérité, c’est ce qui passe pour être la vérité. » (p. 85) Ce qui est mis en place, c’est une totale « imitation de la civilisation » (p. 209), dans tous les domaines : en sciences par exemple, les publications valent découvertes, et les récompenses décernées aux charlatans sont le signe social de l’importance de leur travail, cependant que les vrais chercheurs (quand il y en a), étant à tout prix mis en arrière, sont considérés comme des parasites travaillant dans leur intérêt et non dans celui de la société. Il en va de même encore pour la bonté fictive de l’État : pris individuellement, nombreux sont ceux qui critiquent l’État, mais dès lors qu’ils envisagent la chose collectivement, ils houspillent les fauteurs de trouble par peur de fragiliser leur position sociale, remercient l’État de ses bontés et, ce faisant, donnent une existence sociale à cette bonté fictive. Quant à ce que chacun pense chez soi et dit à sa famille, ça ne compte pas : « La prise de conscience est individuelle et ne recèle aucune valeur sociale. » (p. 320) Sommet de la comédie tragique : les hommes de pouvoir qui se répandent en discours d’autocongratulations, remerciements et remises de médailles, et le peuple qui les regarde, ravi. Mais alors, au théâtre, que va-t-on voir ? Le courage et la subversion bien sûr, des pièces faisant mine de critiquer les travers de la société (ce ne sont tout de même pas des critiques profondes, qui risqueraient d’avoir des conséquences, elles sont juste assez superficielles pour donner l’illusion de la subversion). Il s’agit donc d’une parodie de catharsis où toute valeur a été intervertie : on va voir le courage au théâtre afin de rester médiocre dans la réalité. On sort du théâtre fort de l’acte subversif auquel on a assisté, on se prend pour un résistant, on a la conscience apaisée, on peut, désormais, vaquer à ses occupations sociales en toute tranquillité.
Or donc, en pratique, la faillite de la logique est inévitable, et toute dissidence finira piétinée par l’écrasante nécessité de l’Histoire. Point d’issue, toutes les tentatives de se libérer « ne peuvent réussir que dans l’autodestruction et sont donc stériles » (p. 113), aussi le logicien n’a-t-il plus, une fois son manuscrit remis dans des mains étrangères en espérant qu’il soit publié de l’autre côté de la frontière, qu’à errer solitaire, indéfiniment, jusqu’à sa disparition à moins que, comme le protagoniste de Guerre et guerre (5), il ne consente, face à l’absence de toute issue dans la marche de l’histoire qui broie toute espérance, à s’autodétruire. Mais quoi qu’il en soit, il aura eu raison de remettre ledit manuscrit en des mains d’étrangers (en l’occurrence, d’étrangères) : car, à système clos, rien ne saurait changer. D’ailleurs, Soljenitsyne est en exil, et c’est de là-bas qu’il poursuit ses attaques ; et il a beau ne pas comprendre l’essence du communisme et s’attaquer à des problèmes secondaires, il a au moins contribué à mettre la société en face d’une partie de ses responsabilités, commençant « l’entreprise d’assainissement moral de notre société » (p. 535), en déclarant, tout simplement, que la société a des problèmes, ce qui avant lui n’avait pas été admis. Or il faut bien commencer quelque part, si l’on veut transformer les rats que sont les collaborateurs du régime communiste, en hommes. Il faut bien commencer par un bout de cette vérité qui est le fondement de la véritable existence humaine : « La vérité sur soi. La vérité sur les autres. L’impitoyable vérité. La lutte pour ou contre la vérité est la plus profonde et la plus acharnée des luttes. Et, dorénavant, le degré de développement d’une société, du point de vue de son humanité, sera défini par le degré de vérité toléré par cette société. » (p. 557)
Alors que se passera-t-il quand il n’y aura plus d’étranger d’où critiquer ? À système clos rien ne change, mais si toute la terre est enferrée dans un seul système ? L’avenir dépeint par Zinoviev est terrifiant. Déjà apparaissent des hommes formatés qui font les mêmes saloperies que les arrivistes d’autrefois, « mais cette fois ils les font par principe, très sérieusement et c’est pourquoi ils sont tout simplement normaux. Ils correspondent pleinement aux formes et aux lois. » (p. 464) De même, l’imaginaire est pollué par l’idéologie : fini d’Artagnan et Nemo, Ivanhoé et Achille, désormais, les héros, ce sont le savant, le footballeur (« gaillard tapant dans un ballon » (p. 508)), le tas de ferraille voguant dans l’espace – car la norme, c’est aussi la laideur : usines qui polluent les lacs, destruction de la nature si elle ne sert pas à la productivité, art monumental où les matériaux nobles sont remplacés par de plus modernes, hideux mais à la mode. Alors, ça y est, nous y sommes finalement arrivés, au cauchemar de Philip K. Dick : fabriquer des hommes sans empathie, qui ne soient plus que « les vis d’une machine qu’un aveugle conduit » (p. 546). Quant aux doubles de ces hommes qui, dans ce futur lointain décrit par Zinoviev, finissent par sortir de terre, le soleil nous les révèle maculés de boue, couverts de cloportes qu’ils protègent contre les rayons du jour et, surtout, puants.
Enfin, réjouissons-nous cependant, le communisme a chu en 1991, non de lui-même mais, comme c’était inévitable selon les lois révélées par Zinoviev, sous la pression d’interférences avec l’extérieur : « Notre libéralisme est une concession forcée et non le produit d’une évolution interne. » (p. 410) Quant à l’idéologie qui l’a vaincu, quel extérieur la freinera, maintenant qu’elle est en passe de s’approprier toute la terre ? Mais déjà celle-ci se fend sous le poids des cataclysmes écologiques et des catastrophes nucléaires ; c’est heureux, car la fin du monde sera pour l’humanité l’unique moyen d’échapper au totalitarisme mondial.
(Critique rédigée après avoir lu le livre de Zinoviev, les 26 et 27 mars 2020.)
(1) Nous entendons ici un réel progrès et non ce qui, du temps de Zinoviev comme du nôtre, est toujours passé pour tel, sclérose aux prétentions novatrices martelée inlassablement par des imbéciles et des scélérats.
(2) Soit dit en passant, on notera de nos jours une nette amélioration, l’exécutif français veillant bien à être en accord avec le droit et n’hésitant pas, pour ce faire, à changer la loi au fur et à mesure des actes qu’il commet et des procès qu’on intente à telle ou telle entreprise privée de ses amis.
(3) On se souviendra à ce propos de tel ministre socialiste français désireux de « créer de l’égalité » en aplanissant dans les écoles françaises les qualités personnelles des élèves.
(4) Il en va dans le communisme comme dans le célèbre film des frères Wachowski : toute personne peut devenir à tout instant un agent du système, puisque soumise aux lois de la société. Seules ce que Zinoviev appelle les « personnalités », sorties de la Matrice, n’ont plus vocation à servir de relai ou d’incarnation aux tyranniques lois sociales.
(5) Roman de László Krasznahorkai.
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le 17 mai 2022
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